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Confrontation politique et fossé grandissant au Liban, la dernière bataille pour contrôler l’Etat inachevé

Karim El Mufti

Chercheur en science politique

Une fois n’est pas coutume, la classe politique libanaise se dirige vers une nouvelle cassure. Vingt ans après la fin de la guerre et le début du processus de reconstruction d’un Etat toujours en quête d’identité, celui-ci sombre une nouvelle fois dans un cycle de paralysie. Cette nouvelle crise s’insère dans un contexte de forte polarisation entre les forces politiques en présence bataillant, depuis le retrait du parrain syrien en avril 2005, pour le contrôle de l’identité et de l’âme de l’Etat en place, afin d’en déterminer la forme, la place et le rôle, et ce à l’ombre de considérations régionales et internationales dont les enjeux dépassent le seul cadre libanais. Entre les deux modèles envisagés par les entrepreneurs politico-communautaires des deux camps, d’un côté la République Marchande, défendue par les forces 14 Mars, et celui de la République Militante prônée par celles du 8 Mars[1], le maintien d’une forme de compromis intermédiaire n’a plus cours. Ballottée de transition en transition, la scène politique libanaise, toutes formations confondues, s’enfonce dans la crise, accroissant toujours plus le fossé entre des projets théoriquement incompatibles.

Et cette fois, c’est au tour des forces du 8 Mars de se lancer dans une tentative pour dépasser la logique du compromis, rejetant finalement toute coopération avec le regroupement du 14 Mars qu’elles ne considèrent plus comme un partenaire politique, et notamment en la personne de Saad Hariri, premier ministre dont l’arrivée tardive et l’inexpérience dans le jeu politique ont eu raison de sa crédibilité. Rassemblant les acteurs politiques dont la plupart tenaient déjà le pouvoir depuis la fin de la guerre civile sous tutelle syrienne après l’assassinat de feu Rafic Hariri en février 2005, le 14 Mars peine à mobiliser des leviers politiques qui lui permettraient de faire face à une défiance, de plus en plus radicale, de la part du Hezbollah et ses alliés du CPL de Michel Aoun. Au lendemain des élections de l’été 2005, la logique du compromis avait gouverné le paysage politique libanais, contre la volonté des figures du 14 Mars qui voyaient dans le retrait syrien d’avril 2005 l’occasion d’introduire le fait majoritaire dans les règles du jeu politique. Cette tentative fut défaite par l’opposition qui sut jouer de la rue (les rassemblements du centre-ville qui ont duré plus d’un an) et du blocage institutionnel (par le président du parlement Nabih Berri qui interrompit les sessions du pouvoir législatif sur une période semblable), au rythme de crises et tensions politiques qui envenima l’entièreté du mandat parlementaire de 2005 à 2009.

Au lendemain des élections législatives de juin 2009 émergea le gouvernement d’union nationale présidé par Saad Hariri, rééditant le système consensuel du partage du pouvoir en dépit de la majorité qui s’est encore une fois dégagée du scrutin au profit du 14 Mars. Malgré le maintien des mécanismes consociatifs, le clivage autour de la question du Tribunal Spécial pour le Liban (TSL) paralysa l’action publique et finit par avoir raison du bon fonctionnement de l’exécutif qui fut destitué par le retrait de plus d’un tiers de ses membres le 12 janvier dernier. Rejetant les rumeurs qui ont progressivement percé, le mêlant à l’assassinat de Rafic Hariri sur lequel enquête le TSL, le Hezbollah s’est redit prêt à « couper la main de quiconque voudra porter atteinte à la Résistance » en l’accusant de ce meurtre. La concomitance de la démission collective ayant fait tomber le gouvernement et l’annonce de la transmission imminente de l’acte d’accusation par le procureur Bellemare (dont le contenu est maintenu secret et qui intervint le 17 janvier dernier) n’est bien évidemment pas fortuite, mais cache une passe d’armes plus tranchée encore sur l’avenir du processus d’édification de l’Etat libanais, pris en tenailles dans cette énième crise.

Revigorées par le retour en puissance de Damas et de Téhéran sur la scène régionale, les élites politiques du 8 Mars lorgnent enfin sur une prise en main du processus institutionnel, une tendance renforcée par la perte du 14 Mars de son ancien pilier, Walid Jumblatt, qui finit par se désolidariser de son ancienne coalition. Plus avant, deux éléments de discours alimentent le refus aujourd’hui affiché par les leaders de l’opposition de composer dorénavant avec les forces du 14 Mars. D’une part, les accusations de corruption des entrepreneurs politiques au pouvoir depuis 1992, largement véhiculées par les figures du 8 Mars au sein d’une population libanaise dont une large partie, toutes tendances confondues, n’a pas bénéficié des dividendes de la reconstruction économique et financière de l’ère Hariri. D’un autre côté, la rhétorique de l’opposition s’appuie sur un réquisitoire associant le soutien au TSL, dépeint comme bras armé des Etats-Unis et d’Israël pour contrer le concept de Résistance au Proche-Orient, à une « trahison » de l’ordre de la « collaboration avec l’ennemi sioniste ».

En face, le 14 Mars a essayé tant bien que mal de garder la main sur le processus de reconstruction institutionnelle de l’ère post-syrienne, mais il fut rapidement dépassé par les flancs, en dépit des nombreuses concessions politiques déjà accordées. Il n’en reste pas moins que la mobilisation de ceux qui furent les artisans du retrait syrien du Liban après près de 30 ans de tutelle, se maintient à travers des arguments d’ordre politique, mettant en garde contre un coup d’Etat du Hezbollah et l’instauration d’une république islamique au Liban, et en renouvelant le soutien politique au TSL. En second lieu, le champ économique est également mis à contribution, le 14 Mars arguant que le pays serait financièrement ostracisé et coupé de la communauté internationale, comme pour le cas de Gaza, une situation qui serait « catastrophique », comme l’a fait remarqué le chef des Forces Libanaises, Samir Geagea, pour la stabilité des marchés financiers si le 8 Mars venait à prendre le pouvoir.

Dans cette bataille politique, l’effet de l’accord de Doha de mai 2008 qui permit l’accession du général Michel Sleiman à la présidence de la République et la tenue des élections de juin 2009, est aujourd’hui épuisé. C’est un nouveau Taëf que semblent rechercher les élites politiques libanaises, s’appuyant comme en 1989, sur une entente syro-saoudienne, et dont le premier round de négociations ne put pour l’heure aboutir. Au vu des développements géopolitiques de la dernière décennie, il va sans dire que l’Iran devra également compter parmi les parrains de tout nouvel accord politico-institutionnel au Liban. Celui-ci tiendra lieu de nouveau cadre de confrontation pour les acteurs politico-communautaires libanais dans cette dernière bataille pour l’Etat toujours en attente de sa matrice identitaire finale.

Beyrouth, le 24 janvier 2011


[1] Les contours de ce clivage sont explorés dans notre ouvrage à paraître : Reconstruction d’Etat dans les sociétés multicommunautaires ; analyse comparative entre le Liban et la Bosnie-Herzégovine.