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Guerre au cœur d’Israël: la ‘Hezbollahisation’ du Hamas

 

par Karim El Mufti 

Professeur de sciences politiques et relations internationales, intervenant à Sciences Po Paris et l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.

23 octobre 2023


Les connaisseurs du Moyen-Orient le savent bien, la région représente un véritable volcan. Ce dernier enchaîne moments d’accalmie et éruptions meurtrières, dont la dernière manifestation a dépassé tous les entendements par son caractère inédit et l’ampleur des pertes humaines aussi bien côté israélien que palestinien.


 NOUVEAU CHAPITRE GUERRIER A GAZA

L’offensive par voie terrestre, aérienne et maritime du « Mouvement de la Résistance Islamique » – signification de l’acronyme arabe du Hamas –, d’une ampleur sans précédent dans la profondeur stratégique de l’Etat hébreu, a atteint des villes, kibboutz et des installations militaires en territoire israélien. Le massacre de civils israéliens ainsi que la capture de militaires, dont de très hauts gradés, et la prise en otage de dizaines d’habitants sonne comme un véritable échec de la « stratégie d’invincibilité » de l’Etat hébreu, renversant le rapport de force sur le terrain.


Ce profond camouflet fait suite à la politique israélienne entendant neutraliser l’antagoniste palestinien plutôt que de rechercher un véritable partenaire de paix, en imposant un carcan caractéristique de l’apartheid, tout en soutenant d’intenses efforts de colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, totalisant aujourd’hui près de 700,000 colons en territoires occupés palestiniens.


Les revendications palestiniennes ayant été mises en sourdine, Israël avait réussi à obtenir des soutiens d’Etats arabes avec la signature des accords d’Abraham en septembre 2020, fort de l’engagement de Washington en ce sens, dans le but de réduire un peu au silence la question palestinienne. Celle-ci était d’autant plus affaiblie par l’érosion de la légitimité politique de ses dirigeants, du fait de l’autocratie et la corruption de l’Autorité Palestinienne, ainsi que la qualification « terroriste » du Hamas, élu au pouvoir à Gaza aux élections de 2006 et jouant le coup de force en expulsant de manière brutale le Fatah de l’Autorité Palestinienne de l’enclave en 2007. Tirant profit de ces failles politiques, Tel Aviv pouvait justifier devant la communauté internationale de « l’absence de partenaire pour faire la paix ».


En l’absence de tout processus de paix, c’est donc le chemin de la guerre et de la confrontation qui fut celui du Hamas depuis Gaza durant les 15 dernières années, le territoire vivant au rythme du blocus et des ripostes militaires israéliennes à ses attaques aux roquettes. Quatre épisodes de combats (fin 2008, 2012, 2014 et 2021) ont déjà frappé Gaza de plein fouet, tandis qu’Israël confirmait sa supériorité militaire dans l’équation.


Durant la même période, les moments de trêve furent pour Israël une opportunité de tenter de brider le Hamas pensant arracher un certain seuil de sécurité en échange du passage de denrées essentielles, de carburant et de matériel médical. En autorisant le financement direct du Hamas par le Qatar à hauteur de 30 millions de dollars par mois, afin qu’il puisse accomplir un semblant de gouvernance à l’échelle locale, Israël s’était laissée convaincre de l’assoupissement de la faction islamiste. Depuis la trêve de 2021, le Hamas n’avait d’ailleurs plus participé à des attaques directes contre Israël, terrain laissé au Jihad Islamique, groupe armé palestinien de moindre envergure.   


Cette ruse du Hamas, suivie par son offensive éclair contre le territoire israélien du 7 octobre, s’inscrit dans une transformation de taille de son modus operandi ainsi que du calibre et de la stature du groupe armé.


LE HAMAS DANS L’ORBITE DE L’AXE DE LA RESISTANCE

Dès qu’il arrive au pouvoir à Gaza, le Hamas accélère la consolidation de son arsenal militaire afin de maintenir un semblant de pression militaire contre l’occupation israélienne. Le groupe, notamment sa branche armée des Brigades Ezzedine al-Qassam, ne ressemble déjà plus à celui des années 1990 lorsqu’il initiait des attentats-suicide contre des arrêts de bus et des pizzérias dans des villes israéliennes, en opposition au processus de paix initié à Oslo en 1993. Il reste d’autant plus une milice aux capacités rudimentaires, « bricolant » ses roquettes artisanales facilement interceptées par le système de défense ‘Dôme de fer’, et se débrouillant pour militariser le peu de ressources qu’il s’approprie du trafic via les tunnels communiquant illégalement avec l’Egypte.


Erigé comme « groupe armé de résistance contre l’occupation israélienne », le Hamas est fortement soutenu, politiquement et financièrement par l’Iran (à hauteur de 150 millions de dollars par an), fer de lance de « l’axe de la résistance » dans la région. Cependant, le groupe sunnite ne fait pas, à proprement parler, partie intégrante de cette alliance avant tout chiite. Celle-ci est d’ailleurs montée en puissance avec l’établissement d’un pouvoir chiite à Bagdad après l’intervention américaine en 2003, la sauvegarde du régime – alaouite – de Bachar El Assad durant la guerre en Syrie, ainsi que le soutien aux milices Houthis au Yémen à partir de 2014. En sus, le printemps arabe mettant en selle dans plusieurs Etats arabes des mouvances proches des Frères Musulmans, instance de référence pour le Hamas, va brouiller les relations entre le groupe sunnite et les composantes chiites de « l’axe de la résistance », notamment lorsqu’il choisira de soutenir des factions jihadistes opposées au président syrien et se battant contre les miliciens du Hezbollah.


‘HEZBOLLAHISATION’ DU HAMAS

La fin de toute opposition islamiste sérieuse au régime syrien ramènera les protagonistes de « l’axe de la résistance » à l’ennemi commun israélien, tout en enclenchant un rapprochement bien plus profond que les périodes précédentes. Le Hamas délaisse ainsi sa position orbitale pour être pleinement intégré au sein de « l’axe de la résistance », avec pour corollaire, les prémices d’une future transformation, calquée notamment sur le modèle du Hezbollah libanais. L’Iran exprimera d’ailleurs très vite son soutien à l’opération « Déluge Al Aqsa » tout en rejetant toute rôle dans l’offensive. En amont, une rencontre de haut niveau avait réuni en septembre dernier à Beyrouth le ministre iranien des Affaires étrangères, des responsables du Hezbollah ainsi que du Hamas et du Jihad islamique palestinien, réaffirmant la solidité de l’alliance entre membre de « l’axe de la résistance ».


Partant, le manque de vigilance de la partie israélienne a permis au Hamas de se rapprocher du niveau d’un groupe aussi menaçant que le Hezbollah, véritable bête noire de Tsahal. Les promesses des responsables politiques israéliens « d’éradiquer » le Hamas « une fois pour toute » font résonner les échecs de l’invasion du Liban de 2006, censée éliminer la milice surarmée libanaise. A l’époque, le Hezbollah sut mettre en échec les objectifs de l’offensive israélienne contre le Liban à la suite d’une opération du groupe armé libanais contre l’une de ses patrouilles le long de la ligne bleue.


A l’issue des 33 jours de guerre, le Hezbollah en est ressorti renforcé, tant politiquement – son chef Hassan Nasrallah considéré un temps comme le leader arabe de la résistance antisioniste, que militairement. S’auto-auréolant de sa « victoire divine », le Hezbollah décrète l’instauration d’un nouveau rapport de force avec l’Etat hébreu, se faisant le chantre d’une politique de dissuasion à l’encontre de toute velléité militaire israélienne à l’encontre du Liban. Depuis, le groupe a grandement affiné son expertise militaire en étendant le rayon de ses interventions, d’abord dans la guerre de Syrie, puis au Yémen, ainsi qu’en Irak, aux côtés des milices chiites du Hachd Al Chaabi que le groupe armé libanais a contribué à former.


Par conséquent, lorsque Hassan Nasrallah affirmait en octobre 2021 disposer de « 100,000 combattants armés et entraînés », chiffre vite balayé par la partie israélienne comme du ressort de la propagande, il est fort à parier que l’annonce entendait inclure l’ensemble des combattants de l’axe de la résistance, dont ceux du Hamas sunnite. Entretemps, ce dernier était devenu le discret récipiendaire d’un investissement massif de la part du Hezbollah et des gardiens de la Révolution iranienne en vue d’accélérer une transformation significative en termes de capacités militaires, technologiques, opérationnelles et planificatrices. En cela, le Hamas a pu opérer un changement radical de sa physionomie de groupe armé pour remettre avec fracas le dossier de l’occupation israélienne sur l’agenda régional et international. En même temps, il évite de se faire durablement concurrencer par de nouveaux groupes armés en Cisjordanie, tels le « Bataillon de Jénine » ou les « Fosses des Lions » à Naplouse et propulse sa popularité locale en tant que « défenseur de la cause palestinienne ».


Lors de l’offensive du 7 octobre, il n’a pas dû échapper aux autorités israéliennes les éléments de cette ‘Hezbollahisation’ du Hamas, lui donnant les moyens de frapper au cœur d’Israël, sidérant par-là la région et le monde. En s’alignant sur le modus operandi du Hezbollah, reconnu par Israël comme un acteur à ne pas sous-estimer, les Brigades Ezzedine al-Qassam ont démontré une bien différente disposition en termes d’organisation et de force de frappe militaires, représentant un point de basculement stratégique sur tous les plans.  


S’agissant de l’avenir du Hamas, désormais la cible du rouleau-compresseur israélien, la question se pose de savoir si l’opération ‘Déluge Al Aqsa’ du groupe armé s’inscrit dans une démarche sacrificielle pour le compte de « l’axe de la résistance », du fait de la prévisibilité de la contre-offensive israélienne visant à l’annihiler. Ceci dit, force reste de reconnaître que le Hamas tentera de mettre à profit les enseignements légués par le Hezbollah afin d’assurer sa survie pour, le cas échéant, chercher à tirer parti de sa nouvelle stature politico-militaire dans la région./.

 

 

 

 

 

 

 


Beirut port blast: Transitional justice, a way to break the cycle of impunity

 By Karim El Mufti

Published by L'Orient Today on August 4, 2022, link here

“Five days!” This was the populist promise of a swift investigation, made by the Interior Minister Mohammad Fahmi in the aftermath of the Beirut port explosion on Aug. 4, 2020.

 Two years later, as the collapse of some of the port silos reawakens the nightmare of that moment of horror, impunity remains the order of the day.

 The lead investigating judge on the case, Tarek Bitar, who took over the file after the dismissal of his predecessor Judge Fadi Sawan, has been hampered by ominous political maneuvers, which still favor the “strategy of amnesia,” aiming to gradually lift the weight of accountability from those responsible for the blast.

 After all, how could authorities who were never worried about war atrocities and crimes against humanity committed during the 1975-1990 Civil War (thanks to an unconditional self-proclaimed amnesty in 1991) now worry about what they themselves consider to be a “series of negligent and incompetent acts, accumulating over the years at different levels,” to quote President Michel Aoun in his speech last year commemorating the first anniversary of the tragedy.

 For their part, the judicial authorities also failed to assess the enormity of this earthquake that shook the Lebanese capital.

 At first, things seemed to go in the right direction. The government decided on Aug. 10, 2020 to refer the port blast file to the Judicial Council — a special body dedicated to crimes undermining the country’s security — in lieu of the military court. This was despite the council’s serious shortcomings in adhering to fair trial principles.

 It was also ludicrous to entrust a case of such magnitude to a single investigative judge and a handful of clerks — a decision that was not re-assessed or questioned.

 Even requests to internationalize the investigation efforts went unheeded. The day after the tragedy, I wrote to the Secretary-General of the United Nations to urge him to activate an existing mechanism that has empowered people in his post since the late 1980s to investigate allegations of chemical weapons use.

 The suspicions that this gigantic stock of ammonium nitrate, irregularly stored at the port of Beirut since 2014, was being trafficked to Syria in the midst of the Syrian war should have prompted him to activate the mechanism, or even to connect the blast to the investigation mechanism, adopted by the UN Security Council in 2015 to identify “to the greatest extent feasible individuals, entities, groups or governments perpetrating, organizing, sponsoring or otherwise involved in the use of chemicals, including chlorine and other toxic products, as weapons in Syria.”

 Given the few achievements from the Lebanese justice system, entangled in its contradictions, and the lack of cooperation from the international community, perhaps the time has come for Lebanon to explore new tools to activate truth-seeking processes and to truly recognize the suffering caused to the blast’s victims and their families.

 Actions under the umbrella of transitional justice could provide a framework to respond to the vital “right to know” of Beirut residents and the victims.

 This right is not alien to Lebanon. In 2014 the Shura Council recognized that the families of those who disappeared during the Civil War have the right to know the fates of their loved ones.

 By transitional justice, we mean measures taken to know the truth, acknowledge responsibility and offer apologies and reparations for past injustices with the aim of ensuring real reconciliation.

 This field of action goes back to the framework set by President Nelson Mandela working to pacify South Africa after nearly 50 years of apartheid.

 South Africa’s Truth and Reconciliation Commission was a conceptual innovation that anchored alternative modalities to more conventional judicial practices, one that acknowledges the dignity of victims, while pointing the finger at those responsible for atrocities.

 Lebanon has always been against any mechanism remotely related to transitional justice, but the devastation of swathes of a capital city in a few seconds could be the founding moment for the country to end the cycle of impunity for its leaders.

 To start such a process, it is not necessary to reconstruct the entire gigantic puzzle of the case, which could be based on the smallest part of the undisputed facts of the tragedy, namely the first report of the fire that broke out in the port and was filmed and shared on social media at 5:54 pm, causing one explosion at 6:07 pm and a second explosion 35 seconds later at 6:08 pm.

 During these 14 long minutes, no political, military, security or administrative officials — although aware of large quantities of ammonium nitrate unsafely stored in the port — saw fit to warn the population to seek shelter.

 President Aoun confirmed that he was informed of the presence of the explosive material on July 20, 2020. Former Prime Minister Hassan Diab said he knew on June 3. The concerned ministers and security officials, including then-Army Chief Gen. Jean Kahwaji were also aware of this.

 In view of the ongoing judicial paralysis, the likelihood of expecting indictments for “manslaughter” and “non-assistance to persons in danger,” is not great.

 This is where a parallel process of transitional justice would come into play, establishing a framework for enhancing the expectations of the victims without having to comply with the procedural requirements of criminal courts, and without overshadowing the judicial proceedings in progress.

 No authority necessarily has a monopoly on launching such an initiative: MPs, journalists, activists, families of the victims — any institution or group of institutions could mobilize and exert enough political and social pressure to challenge the political class’ criminal negligence.

 This being said, the independent administrative authorities that have recently emerged in Lebanon (the National Human Rights Commission and others geared towards anti-corruption and the disappeared) have the necessary tools, notably the prerogative to form independent fact-finding bodies, to reach such goals.

 In concrete terms, the establishment of a commission under transitional justice would bring the officials who were aware of the presence of the ammonium nitrate stockpile to recount — publicly and individually — their actions, moment by moment, during the 14 minutes of the fire preceding the explosion, before publicly apologizing for their negligence.

 These testimonies could even take the form of depositions submitted to the Judicial Council — if it is ever allowed to resume its proceedings — and could be used as extenuating circumstances in possible indictments, as Lebanese legislation already allows.

 Such measures revolve above all around the concept of political and moral wrongdoings while rejecting any direction towards amnesia for the acts committed. They also sustain the victims’ “right to know” and quash any possibility of an unconditional amnesty or statutes of limitations for the offenses.

 This is not an easy feat. But the track of transitional justice offers the advantage of broadening the field of mobilization beyond the sole judicial instance, whose pace does not necessarily reflect the immediate expectations of a population who fell victim, yet again, of another atrocity.

 

Karim El Mufti is a visiting professor at the Saint Joseph University of Beirut and an international expert for justice and security affairs.


La justice transitionnelle, une piste pour briser le cycle de l’impunité

par Karim El Mufti
Publié par L'Orient Le Jour le 4 août 2022, lien ici

« 5 jours ! ». Telle fut la promesse populiste du ministre de l’Intérieur de l'époque, Mohammad Fahmi, au sujet de la désignation des responsables de la double explosion de la veille au port de Beyrouth. 

 Deux ans plus tard, tandis que l’effondrement d’une partie des silos du port de Beyrouth est venu réveiller les démons du cauchemar de ce moment d’horreur, l’impunité reste pourtant de mise. Le juge d’instruction près la Cour de justice Tarek Bitar, qui prit le relais de l’« enquête » après la mise à pied du juge Sawan, se voit entravé par des manœuvres politiciennes de basse augure, privilégiant encore et toujours la « stratégie d’amnésie », visant à effacer progressivement le poids de leurs responsabilités et les pressions de redevabilité. Après tout, comment ceux qui ne furent jamais inquiétés pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité durant la guerre civile (grâce à une amnistie inconditionnelle auto-octroyée en 1991) pourraient l’être pour des faits qu’ils considèrent comme « une série de négligences et d'incompétences, accumulées au fil des ans et à différents niveaux », pour reprendre les propos du Président Aoun dans son discours commémorant la première année de la tragédie. 

Du côté des instances judiciaires, celles-ci n’ont pas non plus pris la mesure de l’immensité du séisme – un de plus – qui toucha la capitale libanaise. Tout avait pourtant bien commencé avec la saisie par le Conseil des ministres dès le 10 août de la Cour de Justice, organe consacré aux crimes contre la sécurité du pays, en place et lieu du tribunal militaire un temps évoqué et ce, malgré les graves manquements de cette Cour aux principes du procès équitable. Sauf qu’il s’agit également de relever la légèreté des moyens mis en oeuvre par l’institution judiciaire : le fait qu’un seul juge d’instruction et une poignée de greffiers soient formellement chargés de tirer au clair une affaire de cette ampleur tient de la plaisanterie, sans que cette configuration ne soit remise en cause.

 Même les demandes d’internationalisation des efforts d’investigation restèrent lettre morte. Dès le lendemain du drame, nous écrivions au Secrétaire Général des Nations Unies (SGNU) pour l’enjoindre d’activer le mécanisme lui octroyant depuis la fin des années 1980 le pouvoir d’enquêter sur les allégations d’emploi d’armes chimiques. La suspicion planant sur le fait que ce gigantesque stock de nitrate d’ammonium, irrégulièrement entreposé au port de Beyrouth depuis 2014, soit l’objet de trafic vers la Syrie en pleine guerre aurait dû le pousser à entreprendre une telle initiative, voire saisir le mécanisme d’enquête déjà établi par le Conseil de Sécurité en 2015 « chargé d’identifier les personnes, entités, groupes ou gouvernements qui ont perpétré, organisé ou commandité l’utilisation comme armes, en République Arabe Syrienne, de produits chimiques, y compris le chlore et d’autres produits toxiques ».

Connaître, reconnaître et réparer

Ni justice libanaise donc, empêtrée dans ses contradictions, ni coopération internationale. Le moment est peut-être venu pour le Liban d’explorer de nouveaux outils pour actionner des processus de recherche de la vérité et une réelle reconnaissance de la souffrance causée aux victimes et leurs familles.

 Des actions relevant d’une justice dite transitionnelle pourraient offrir un cadre pour répondre au droit vital de savoir de la population beyrouthine et ses victimes. Ce droit n’est d’ailleurs pas étranger au contexte libanais car formellement reconnu par le Conseil d’État en 2014, dans le cadre du droit des familles des disparus de connaître le sort de leurs proches. Par justice transitionnelle, on entend des mesures prises pour connaître (la vérité), reconnaître (la responsabilité) et réparer (s’excuser pour) les injustices passées dans le but d’assurer une réelle réconciliation. Ce champ d’action remonte au cadre fixé par le président Nelson Mandela oeuvrant à pacifier l’Afrique du Sud au sortir de près de 50 ans d’Apartheid. Les conclusions de la Commission sud-africaine de « Vérité et Réconciliation » furent un moment fondateur et une innovation conceptuelle devenue point d’ancrage des modalités alternatives au carcan judiciaire pour rendre grâce aux victimes tout en pointant du doigt les responsables d’atrocités.

 Le Liban officiel s’est toujours ligué contre tout dispositif relevant de près ou de loin à la justice transitionnelle, mais la dévastation d’une capitale en l’espace d’une seconde pourrait constituer le moment fondateur propre au Liban pour mettre fin au cycle de totale impunité de ses dirigeants.

 Pour enclencher ledit processus, il n’est d’ailleurs pas nécessaire de reconstituer l’entièreté du gigantesque puzzle de l’affaire, lequel pourrait reposer sur l’infime partie des faits incontestés du drame, à savoir le premier signalement de l’incendie au port sur les réseaux sociaux à 17h54, conduisant à une première explosion à 18h07 avant que ne se produise une seconde déflagration 35 secondes plus tard à 18h08. Durant ces 14 longues minutes, aucun responsable politique, militaire, sécuritaire ou administratif, pourtant informés de la présence de nitrate d’ammonium en si grande quantité dans le port ne crut bon de sonner l’alerte pour que la population puisse se mettre à l’abri. Le Président Aoun a confirmé avoir été mis au courant le 20 juillet 2020, le Premier ministre Hassane Diab le 3 juin, tout comme les principaux ministres concernés et les responsables sécuritaires, sans oublier le Commandant de l’armée le Général Jean Kahwaji.

 Au vu de la paralysie judiciaire, la dimension pénale de leurs responsabilités respectives, voire leurs éventuelles mises en accusation pour « homicide involontaire » et « non-assistance à personnes en danger » (relevant de ces seuls faits), n’est pas prête d’aboutir. C’est là qu’interviendrait un processus parallèle de justice transitionnelle instaurant un cadre de valorisation des attentes des victimes sans devoir se plier aux exigences procédurales judiciaires, et sans porter ombrage aux procédures pénales en « cours ».

Briser le mur de la nonchalance

Aucune instance ne dispose nécessairement du monopole pour lancer pareille initiative : parlementaires, journalistes, activistes, familles des victimes, toute institution ou regroupement d’institutions pourrait se mobiliser et exercer suffisamment de pression politique et sociale pour tenter de briser le mur de la nonchalance de ceux qui se devaient de donner l’alerte mais ne l’ont pas fait. Ceci dit, les autorités administratives indépendantes, qui ont récemment émergé au Liban (Commission Nationale des Droits de l’Homme ; Anti-Corruption ; Disparus), disposent des outils nécessaires, notamment la prérogative de former des commissions d’enquête indépendantes, pour mener à bien pareille entreprise.

 Concrètement, la mise en place d’une commission de type justice transitionnelle inciterait les responsables qui étaient au courant de la présence du stock de nitrate à raconter, publiquement et individuellement, leurs faits et gestes, minute par minute, durant ces 14 minutes de l’incendie précédant la double explosion, avant de s’excuser publiquement pour leur négligence. Ces témoignages pourraient même prendre la forme de dépositions versées auprès de l’instruction de la Cour de justice – si tant est qu’elle redémarre un jour – et faire valoir des circonstances atténuantes dans d’éventuelles mises en examen, comme le permet déjà la législation libanaise.

 Les ressorts de ce type de dispositif reposent avant tout sur l’idée de faute politique et morale via des mesures rejetant l’amnésie pour les actes commis. Ils agissent également pour le « droit de savoir » des victimes et tuent dans l’œuf toute possibilité d’une amnistie ou prescription inconditionnelle des faits reprochés. L’affaire n’est certes pas aisée, mais la piste de la justice transitionnelle offre l’avantage d’élargir le terrain de mobilisation au-delà de la seule instance judiciaire, dont la temporalité diffère des attentes immédiates d’une population, victime d’une énième atrocité à son encontre.

 

Karim El MUFTI est professeur invité à l’Université Saint-Joseph, expert international pour les affaires de justice et de sécurité.



Faut-il placer le Liban sous tutelle internationale ?

Par Karim El Mufti,
Enseignant-chercheur en sciences politiques et droit international.
Publié dans l'Orient-Le Jour du 21 août 2021


Nul besoin de repasser en revue les conditions désormais invivables du Liban qui continue de couler au plus profond des abysses. Victime d’un système politique dépassé par les crises et gangrené par la corruption et le népotisme, la population libanaise est littéralement asphyxiée. Sa survie même est aujourd’hui menacée à mesure que se réduisent les voies d’approvisionnement de médicaments, de denrées alimentaires et, immanquablement, de l’eau potable, du fait des conséquences de l’effondrement général des infrastructures, de la monnaie et, tout bonnement, de la totalité de l’économie nationale.

La faillite des États n’est pas un phénomène nouveau sur la scène internationale. Sauf qu’un tel niveau de déliquescence, presque totale, n’a pas d’équivalent dans l’histoire contemporaine, surtout lorsqu’elle ne résulte pas d’une guerre ou d’une catastrophe naturelle. Ce concept de défaillance de l’État a été introduit par Gerald Helman et Steven Ratner (« Saving Failed States », Foreign Policy, hiver 1992-1993) pour se référer à une situation dans laquelle celui-ci serait « totalement incapable de se maintenir en tant que membre de la communauté internationale ». L’universitaire Robert Jackson (The Global Covenant: Human Conduct in a World of States, 296, 2000) définit quant à lui les États défaillants comme ceux qui « ne peuvent pas garantir des conditions minimales pour leur population : la paix intérieure, l’ordre public et la bonne gouvernance ».

« Task force »

Et au Liban, la dégradation de la situation est telle que même la bienséance patriotique ne semble plus de mise lorsqu’il s’agit d’évoquer des alternatives au pire. Dès le lendemain de l’explosion dévastatrice du port, une pétition assez folklorique circulait ainsi en marge de la visite d’Emmanuel Macron appelant la France à restaurer le mandat. Plus récemment, et de manière déjà moins anecdotique, le député français Gwendal Rouillard plaidait en juillet dernier pour la création d’une « task force internationale sous l’égide des Nations unies et de la Banque mondiale afin d’amplifier les actions humanitaires et les actions en matière de développement », une proposition également relayée par une pétition de Libanais. Pareille internationalisation s’inscrit d’ailleurs dans la riche expérience de l’ONU en matière d’opérations de maintien de la paix (OMP) ou d’interventions humanitaires, répondant au principe du « devoir d’ingérence » théorisé dans les années 1980 par Mario Bettati (Le devoir d’ingérence (avec B. Kouchner), Denoël, 1987).

Après la fin de la guerre froide, les contextes ayant conduit à une intervention internationale sous parapluie onusien se sont d’ailleurs multipliés. En Namibie, au Cambodge ou en Slavonie orientale, l’ONU a assumé des compétences en matière d’élections et de police, voire certaines prérogatives régaliennes. Au Kosovo et au Timor oriental en 1999, l’ONU a embrayé vers une nouvelle échelle de gouvernance de ces territoires en les administrant directement. La légitimité de ces actions, selon des mécanismes bien rodés, tenait à la nécessité d’enrayer tout retour au conflit armé, gérer la transition vers une sortie de crise et coordonner les aides humanitaires. En Libye en 2011, il s’agissait de stopper une menace imminente sur les populations civiles par le régime de Kadhafi en recourant à des frappes militaires préventives, dans le cadre du concept juridique de la « responsabilité de protéger ».

Certes, ce type de mobilisation onusienne relève généralement de contextes menaçant la paix et la sécurité internationales ou lorsque des crimes internationaux et autres atrocités sont commis. Ces missions sont encadrées par les décisions du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU), organe de référence en matière d’OMP. Or le Liban ne souffre d’aucune guerre ni d’aucune catastrophe naturelle, et ne subit aucune oppression au sens totalitaire du terme. Le pays s’est en fait enferré dans une spirale de « dépression délibérée », selon l’expression officielle de la Banque mondiale, se prêtant mal au champ traditionnel des missions d’intervention onusiennes.

Cela dit, la « task force » telle que formulée pour le contexte libanais devra nécessairement être avalisée par le CSNU qui dispose d’un pouvoir discrétionnaire en la matière. Or, pareille internationalisation de la situation libanaise via le CSNU représenterait une pierre d’achoppement qui ne ferait qu’aggraver les polarisations politiques mondiales et régionales et risquerait de mettre le feu aux poudres sur la scène locale. Partant, et au vu du bilan de l’action du CSNU au Moyen-Orient, une telle option ne suisciterait guère la confiance.

Réactiver une instance en sourdine

Au vu des enjeux, il serait plutôt préférable d’opérer sous la férule d’un autre appareil institutionnel onusien, à savoir le Conseil de tutelle de l’ONU (CTNU), permettant de déplacer le cadre juridique de l’assistance internationale au Liban des chapitres VI et VII, qui régissent les OMP, aux chapitres XII et XIII de la Charte des Nations unies. Ces textes encadrent le mandat et les prérogatives du CTNU dont la charge principale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale fut d’accompagner les territoires coloniaux vers l’indépendance. Depuis 1994, date de l’indépendance des Palaos en Océanie, le CTNU est resté en sourdine, même si les débats sur la suite à donner à son mandat agitent régulièrement les milieux onusiens et académiques.

Concrètement, le CTNU représente le mécanisme idoine pour exercer une administration temporaire sur un Liban aujourd’hui dénué de souveraineté. Car, par leur incurie, les dépositaires de l’autorité suprême au Liban, s’obstinant dans leur refus de l’exercer, la rendent par conséquent caduque. En effet, lorsqu’un État ne peut plus assumer un environnement permettant à sa population non seulement d’exercer son droit à l’autodétermination mais carrément de subvenir à ses besoins les plus vitaux, les pouvoirs publics en place ne sauraient faire jouer les attributs de la souveraineté étatique pour maintenir un statu quo meurtrier. Ancien secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan soutenait que « la souveraineté signifie la responsabilité, pas simplement le pouvoir ». Dans cette perspective, en reniant leurs responsabilités face à la crise et l’une des plus fortes explosions non nucléaires de l’histoire de l’humanité, les élites politiques du pays ont de fait abdiqué leur contrôle sur la souveraineté de l’État, laquelle fait office dorénavant de coquille vide.

Dès lors, s’en remettre au CTNU paraît la moins pire des options. Contrairement au CSNU, institution très contestée et régulièrement accusée de pratiquer une politique du « deux poids, deux mesures », le CTNU dépend de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU), plus représentative d’un fonctionnement réellement multilatéral.

Administrer une sortie de crise

En ce sens, le CTNU ne relève pas d’un interventionnisme se voulant interférence dans les affaires intérieures d’un État avec l’intention d’en changer ou d’en modifier sa structure de pouvoir et d’autorité, mais d’« un régime international de tutelle pour l’administration et la surveillance des territoires qui pourront être placés sous ce régime en vertu d’accords particuliers ultérieurs » (article 75 de la Charte). Il ne s’agit pas ici d’autoriser un recours à la force, chasse gardée du CSNU, mais d’administrer une sortie de crise du Liban dont la population est d’ores et déjà poussée du haut du précipice. Ce faisant, le CTNU, en tant qu’« autorité chargée de l’administration », « constituée par un ou plusieurs États ou par l’Organisation elle-même » (art. 81), remplirait ses objectifs affirmés dans l’article 76 de « favoriser le progrès politique, économique et social des populations des territoires sous tutelle ainsi que le développement de leur instruction », tout comme « leur évolution progressive vers la capacité à s’administrer elles-mêmes ou l’indépendance ». Le mandat du CTNU entend également « encourager le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion, et développer le sentiment de l’interdépendance des peuples du monde » tout en assurant « l’égalité de traitement dans le domaine social, économique et commercial à tous les membres de l’Organisation et à leurs ressortissants ; assurer de même à ces derniers l’égalité de traitement dans l’administration de la justice ».

Reste à surmonter un écueil juridique, celui de l’article 78 stipulant que le « régime de tutelle ne s’appliquera pas aux pays devenus membres des Nations unies, les relations entre ceux-ci devant être fondées sur le respect du principe de l’égalité souveraine ». De l’avis de nombreux experts, cette disposition ne constitue point un obstacle de taille (voir notamment : Chester A. Crocker, « Engaging Failing States », Foreign Affairs, sept./oct. 2003 ; et Saira Mohamed, « From Keeping Peace to Building Peace: A Proposal for a Revitalized United Nations Trusteeship Council », Columbia Law Review, avril 2005). 

Outre les dispositions de l’article 104 stipulant que l’ONU « jouit, sur le territoire de chacun de ses membres, de la capacité juridique qui lui est nécessaire pour exercer ses fonctions et atteindre ses buts », l’état de l’interprétation de la notion de souveraineté joue en faveur d’adaptations concrètes devant ce type d’obstacle, sans forcément devoir en arriver à amender le texte en question par un vote des deux tiers de l’AGNU. Il serait ainsi concevable aujourd’hui qu’un État en voie de désintégration soit considéré comme un territoire non autonome, réglant ainsi la question de « l’égalité souveraine » formulée par l’article 78.

Ainsi, réactiver le CTNU permettrait de substituer une internationalisation de la bonne gouvernance à une internationalisation de confrontation, qui a maintes fois contribué par le passé au drame libanais. Ce mécanisme décisionnel – et temporaire – prévu par le droit international disposerait de l’autorité nécessaire pour débloquer les réformes fondamentales toujours en suspens, tout en agissant en pleine coordination avec les agences onusiennes et humanitaires. Il saura aussi et surtout compter sur les services publics et administratifs à l’échelle locale et nationale, ainsi que sur les forces vives de la société civile et de la jeunesse qualifiée, chacun dans son secteur, afin d’œuvrer au renflouement du navire nommé Liban, avant qu’il ne soit trop tard.

Shrinking Democracy in Lebanon: How a Securitised State of Emergency Is Threatening Democratic Norms

A Democracy Reporting International Brief

By Karim El Mufti

December 2020



Lebanon is experiencing the most crushing challenges in its 100 years of existence. In the wake of the covid-19 pandemic and the 4 August Beirut explosion, national authorities have resorted to highly controversial martial law regulations in the form of the General Mobilisation Plan (GMP) and declaring a State of Emergency (SoE). Such measures are unprecedented despite regularly experiencing exceptional circumstances, triggered by both internal and external factors.


Worldwide emergency measures to counter covid-19 have disrupted the foundations of democratic principles and the rule of law, during a time when democratic practices were already at risk in many countries. As feared by thinker Amartya Sen, “the world does face today a pandemic of authoritarianism, as well as a pandemic of disease, which debilitates human life in distinct but interrelated ways”.[1]


SoE legislation, as framed and implemented in Lebanon, is threatening democratic principles and the rule of law. It has affected the basic rights of citizens and the aspirations of the protestors who took to the streets in Lebanon in October 2019, demanding dignity, good governance, and social justice from their government. To protect these rights, the political factions in power need to abandon the securitisation approach in addressing people’s well-being in the context of the covid-19 pandemic and abide by national and international law. Decision-makers should correct this course of action and engage in crucial reforms to strengthen the legislative branch and the independence of the judiciary to play their crucial role in ensuring checks and balances against the emergency responses. At the same time they need to overturn corruption and unconstitutional practices. 

Full Brief available here


[1] Amartya Sen, A Pandemic of Authoritarianism, 18 October 2020, available on bit.ly/3r1oHxY